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Lecture de L'innovation frugale, par Navi Radjou et Jaideep Prabhu

Article mis à jour en janvier 2023.

 

Navi Radjou est un théoricien, conférencier et conseiller issu du terreau de la Silicon Valley. Jaideep Prabhu est professeur de marketing et de management à la Cambridge Judge Business School. Leur ouvrage L'innovation frugale est devenu un classique, revisitant leur livre précédent (L'innovation jugaad) coécrit avec Simone Ahuja, experte en marketing et stratégie positionnée en particulier sur les marchés émergents.

Jugaad = frugal ?

Dans une interview accordée au journal Libération en 2014, Navi Radjou expliquait à la journaliste Amandine Caihol que jugaad signifie « faire mieux avec moins ». On pourrait confondre la signification de ce terme hindi avec celle du mot français frugalité. il y a pourtant une nuance : avoir l’esprit jugaad signifie faire preuve de débrouillardise et d’adaptabilité face aux contraintes rencontrées, être frugal voulant dire trouver des solutions simples et efficaces. La frugalité créatrice de valeur est la conséquence de la stimulation engendrée par un réseau de contraintes qui force le sujet, débrouillard, à transformer ses problèmes en opportunités. Et cela ne concerne pas seulement des innovation modestes, continues, mais autorise des percées, de véritables innovations en rupture.

Pratiquer l’innovation frugale et jugaad, c’est se lancer dans la création d’un service ou d’un produit en mobilisant le minimum de ressources nécessaires (énergie, capital, temps). Le résultat final doit correspondre aux critères d’abordabilité, de durabilité et de qualité définis par Navi Radjou et Jaideep Prabhu. Pour mettre en place une telle stratégie, les entreprises peuvent s’appuyer sur six principes structurants : ils ne sont pas tous révolutionnaires, mais leur énumération conjointe fixe les idées de manière efficace dans la tête des dirigeants, formant une liste de sujets prioritaires à positionner en haut de leur agenda.

Premier principe : E&I, engagement et itération

Tout commence par l’acheteur potentiel. En développant un produit, l’entreprise tente d’apporter une solution frugale à un de ses besoins. C’est pourquoi il est essentiel de l’inclure dans le processus de recherche et développement (R&D). Le consommateur doit donner son avis relatif à l’invention, la tester et même l’améliorer en apportant sa vision.

Deuxième principe : "booster" l'agilité

L'enjeu est de comprendre comment restructurer et fluidifier les processus de création, de production, de fabrication et de distribution (utilisation d’outils technologiques, suppression d’étapes chronophages…). L’entreprise doit revoir son organisation en conséquence. Pour booster l’agilité, il faut aussi donner plus d’autonomie aux employés (cf aussi l'article consacré aux notes de lecture de Créativité Inc., par Ed. Catmull).

Troisième principe : créer des solutions durables

Le développement durable est un grand défi à relever pour les entreprises et la société dans son ensemble. L’entièreté de leur chaîne de valeur doit être repensée afin de réduire au maximum leurs empreintes carbone. 

Il faut également s’assurer que les produits créés sont composés de matériaux durables et/ou recyclables.

Quatrième principe : façonner le comportement client

Une des responsabilités des entreprises est d’encourager les clients à devenir des consommateurs frugaux. Par exemple, en leur proposant des produits qui nécessitent moins de ressources pour fonctionner ou en leur indiquant comment mieux consommer.

Cinquième principe : cocréer de la valeur avec les consom'acteurs

Le terme consom’acteurs fait référence à ces consommateurs qui interagissent avec l’équipe de R&D au cours des étapes de développement. D’une simple réponse à un questionnaire, à un essai produit jusqu’à des idées de design et d’utilisation de matériaux, les clients s’impliquent concrètement. 

Selon Navi Radjou et Jaideep Prabhu, ils peuvent devenir des : 

1. Rêveurs - rêvent de meilleurs produits et imaginent des solutions frugales. 

2. Valideurs – approuvent les nouveautés.

3. Inventeurs – partagent leurs idées novatrices.

4. Makers – fabriquent ou co-fabriquent les articles en collaboration avec une entreprise.

5. Évangélistes – clients fidèles qui peuvent promouvoir les produits.

6. Agents commerciaux – recrutés par les marques pour vendre localement. 

7. Réparateurs – consommateurs qui n’hésitent pas à aider d’autres consommateurs.

Sixième principe : collaborer avec des partenaires innovants

Ce dernier principe traite principalement d’hyper-collaboration - ou l’art de développer une solution avec un ou plusieurs autres acteurs (fournisseurs, entreprises concurrentes ou non, startups…) dans le but d’optimiser l’utilisation de ressources (financières, intellectuelles...). Quand il s’agit de trouver le bon partenaire, les auteurs indiquent qu’il faut aller vers celui qui s’organise différemment, qui bouscule les manières de faire de l’entreprise.

Un train miniature coloré fabriqué avec des légumes découpés artistiquement, symbolisant une démarche d'innovation frugale

Une démarche qui résonne

Une meilleure utilisation des ressources

Dans le contexte actuel de pénuries, de raréfactions des matériaux et d’urgence climatique, l’approche d’innovation frugale est plus que jamais pertinente. Les experts du GIEC ont fixé l’objectif de diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. Pour ce faire, ils préconisent de repenser la gestion des ressources matérielles. D’après le rapport dévoilé le 4 avril 2022 : « La réduction des émissions industrielles passe par une utilisation plus efficace des matériaux, la réutilisation ou le recyclage des produits et la diminution au strict minimum des déchets. »

Les entreprises font donc face à un défi frugal. Elles doivent apprendre à produire des articles de qualité, mais différemment. Faire plus avec moins. Une grande partie des Français semble approuver ce conseil. Pour citer l’Observatoire de la consommation responsable réalisé par l’Obsoco et Citeo (2021), 61% d’entre eux estiment que « la situation est très préoccupante et appelle un changement radical dans l'organisation de l'économie et de la société, revenant à produire et à consommer moins mais mieux ». Ils sont également nombreux à vouloir modifier leurs façons de vivre afin de protéger l’environnement. En effet, d’après un récent sondage BVA – Orange – RTL, certains sondés déclarent être relativement prêts à limiter la température de leur chauffage à 19°C (77%), d’autres à renoncer à prendre l’avion (62%) ou la voiture pour les trajets du quotidien (49%), à arrêter les vidéos en streaming (48%) et à ne plus consommer de viande (36%). 

Acheter plus responsable

Les Français sont de plus en plus intéressés par les produits responsables – plus respectueux de la planète certes, mais aussi des équipes mobilisées derrière ces produits. La dimension sociale fait désormais partie des critères d’achats, cette tendance ayant pris de l’ampleur depuis le début de la crise sanitaire. Toujours d’après l’Observatoire de la consommation responsable mentionné plus haut, 40% des répondants estiment avoir intégré l’impact social et sociétal dans leurs choix de consommation. Pour les 60% restants, les entreprises frugales ont pour défi de prendre le relais et de les guider vers une consommation plus éthique. Aujourd’hui, une entreprise qui décide d’adopter une stratégie d’innovation frugale a beaucoup à gagner, non seulement en économisant des ressources énergétiques, temporelles et financières, mais aussi en attirant et fidélisant plus de consommateurs frugaux. Cette démarche répond de plus aux enjeux RSE de plus en plus réglementés. Prendre le sujet dans ce sens, d'abord vu sous l'angle de l'innovation frugale et de ses vertus, puis de la conformité réglementaire et non l'inverse, est un facteur de mobilisation et de développement clé.

Exemples d'applications

Dans L’innovation frugale, un grand nombre d’entreprises frugales ont été citées telles que General Electric, Auchan, PepsiCo, Siemens, Danone ou encore IKEA. Les auteurs précisent « qu’environ 5% des entreprises du monde développé sont bien avancées sur la voie de l’innovation frugale ; 15% ont mis en pratique l’innovation frugale dans certains secteurs mais pas à l’échelle de l’entreprise ; et les 80% restants n’ont pas encore mis au point une stratégie d’innovation frugale cohérente et exhaustive ». Referenceinnovation.com a choisi d’analyser les stratégies de sa propre sélection d'entreprises à la lumière de la démarche décrite par Navi Radjou et ses complices.

L'entreprise Typology

Créée en 2018, l’entreprise de cosmétiques Typology emploie 500 salariés et réalise un chiffre d’affaires de plus de 200 millions d’euros, comme le rapporte Sarah N’tsia dans un article publié sur le Journal du Net. Sur le site web de Typology, son fondateur Ning Li précise : « […] au lieu de nous demander ce que l’on pouvait ajouter à nos produits pour se démarquer de l’industrie actuelle, nous avons cherché ce que nous pouvions enlever, pour ne garder que l’essentiel. » En d’autres termes, faire plus avec moins. En pratique, de la composition des produits aux emballages utilisés jusqu’à l’étape de commercialisation, la marque française inscrit sa démarche RSE au coeur de sa raison d'être. Est-ce que cela en fait une entreprise frugale ? 

 

Sur la base d'une analyse exogène, en se référant aux sources ouvertes relatives à l'entreprise, les 3 critères de Navi Radjou et Jaideep Prabhu (durable, abordable et qualitatif) semblent bien respectés.

 

À l’origine, Ning Li n’est pas issu du secteur des cosmétiques, comme il en témoigne dans l’émission L’invité éco d’Isabelle Raymond sur Franceinfo. Il y a quelques années, alors qu’il achetait des cosmétiques à sa fille, il a décidé de lire les listes INCI. Il a réalisé qu’il ne parvenait pas à comprendre quels étaient les composants des produits concernés. À la suite de ce constat et d'une phase de recherche documentaire poussée, Ning Li a décidé de lancer Typology

 

Les produits d’hygiène et de beauté développés par Typology sont composés de peu d’ingrédients, mais d’ingrédients majoritairement naturels et de qualité – ils doivent être bons pour l’environnement et pour les consommateurs. Leurs emballages doivent eux-mêmes se mettre au diapason, fabriqués à partir de plastiques recyclés, en verre ou en aluminium recyclables. 

 

Même si la notion de personnalisation n’a pas été explicitement mentionnée dans cet article, elle est concomitante de l’approche frugale et de l'implication poussée de représentants du marché dans la conception des produits. Les clients expriment un besoin de produits personnalisés et Typology les a entendus.

Il est ainsi possible d’effectuer un test en ligne en quelques minutes afin de découvrir sa typologie de peau et d’accéder à une routine de soin personnalisée. La marque conseille plusieurs produits et explique quand les appliquer (matin ou soir). Ceci permet entre autres choses d'éviter les gaspillages en anticipant la bonne adéquation entre le produit et l'usage.

 

Les consommateurs (ici résolument des consom'acteurs) demandent aussi plus de transparence vis à vis de la composition des cosmétiques. Pour leur permettre de comprendre à quoi servent ces matières qu’ils appliquent sur leurs peaux, il faut les informer. Typology n’indique pas seulement le nom des ingrédients utilisés dans les différentes fiches produit, la marque précise également leurs propriétés et leurs principes actifs. 

 

Enfin la fabrication et la distribution des cosmétiques répondent à des impératifs de circuits courts ou raisonnablement courts, en phase avec une stratégie de promotion du Made in France. Les laboratoires et usines sont français. L’entreprise ne possède pas de boutique physique : elle vend uniquement en ligne.

 

Typology fait partie des 200 entreprises françaises qui ont rejoint la communauté B corp. Ce mouvement international créé en 2006 rassemble des sociétés qui s’engagent à avoir un impact social et environnemental positif.

E&I, engagement et itération chez Les copains gourmands

La jeune pousse Les Copains Gourmands a su impliquer ses futurs clients dans son projet de yaourtière éco-responsable via une campagne de crowfunding diffusée sur Ulule. Prénommée Bérengère, la gamme phare et durable s’ancre dans la tendance DIY (Do It Yourself). Bérengère permet de réaliser des yaourts sans électricité, à un prix raisonnable. 

Booster l'agilité chez Salomon

La société Salomon a annoncé en 2020 qu’elle relocalisait une partie de sa production de chaussures à Ardoix suite à un partenariat avec l’usine Chamatex. Pour citer leur communiqué de presse : «[…] la simplification des processus logistiques permettra une plus grande rapidité de mise sur le marché et une meilleure réactivité à l’échelon local pour répondre à d’éventuelles ruptures de stock sur le marché européen. Ensuite, l’usine locale nous offrira une plus grande flexibilité dans la conception de la gamme de produits Salomon, ce qui nous permettra de tester de nouveaux modèles produits en plus petits volumes » (cf Salomon va produire des chaussures en France, publié sur le blog de Salomon).

Façonner le comportement client chez Zity

Renault, avec Zity, promeut un service d’autopartage électrique qui permet aux habitants des villes de Paris, de Lyon, de Milan et de Madrid de se déplacer sans polluer. Il leur suffit de louer une Renault Zoé et de ne pas dépasser les limites des zones de service.

Conclusion

Les auteurs proposent une grille de lecture qui peut se transformer en grille d'évaluation. Sans être révolutionnaire au niveau du contenu de ses 6 principes, elle a le grand mérite de focaliser l'attention sur une liste restreinte de priorités bien choisies, d'en expliquer avec clarté et de manière convaincante les tenants et aboutissants, enfin d'en nourrir l'agenda de nombre de dirigeants se demandant comment innover. On pense rétroactivement au film Appollo XIII et à la capacité qu'a une équipe d'ingénieurs au sol, en disposant sur une table les doubles des objets présents à bord d'un astronef en vol, de concevoir un connecteur artisanal reliant un réservoir d'oxygène de secours à une cabine occupée par des astronautes menacés d'asphyxie. Inversement, on pense aussi à Amazon Prime et aux impacts négatifs engendrés par la nécessité de livrer en mois de 24 heures : l'entreprise façonne-t-elle vraiment le comportement de ses clients, ou s'y plie-t-elle ? Où est la bonne mesure et le bon équilibre ? Quelle est la différence entre une envie et un besoin ? Faut-il aller sur ce terrain ou se contenter de le confier à des penseurs, des scientifiques voire des politiques ? Résolument, l'entreprise doit dépasser son seul cadre économique pour embrasser plus large et considérer l'entièreté de son écosystème.

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