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Philosophie de l'innovation - discussion entre Christian (le père, conseil en management de l'innovation) et Julien Auriach (le fils, récemment agrégé de philosophie)

Publication : novembre 2022.

 

Dans les milieux entrepreneuriaux, le mot innovation est sur toutes les lèvres. Les plus grandes réussites entrepreneuriales de ces 30 dernières années sont des innovations réussies ayant damé le pion à des géants installés peinant à suivre. Est-ce nouveau ? Michelin et ses pneumatiques à la fin du dix-neuvième siècle (cf étude de cas plus bas sur cette page) n’ont pas attendu les théories stratégie océan bleu (W. C. Kim et R. Mauborgne) du début du vingt-et-unième siècle pour croitre et embellir. Pourtant le monde connait une accélération sans précédent du phénomène, conduisant tous les acteurs économiques à se positionner par rapport à ces structures hyper-croissantes que l'on appelle scale-up, centaures ou licornes en fonction de leur maturité.

 

Comme toute maison solide repose sur des fondations stables, il est nécessaire de se fixer les idées sur ce qu'est l'innovation et sur ce qu'elle n'est pas. Pour cela, faisons appel à un de ces experts en raisonnement que sont les philosophes. Julien Auriach est professeur agrégé de philosophie, il enseigne au lycée al-Kindi de Lyon. Le texte suivant est une transcription par un élève attentif (son propre père) de son cours impromptu d'une heure donné sur le sujet de l'innovation, légèrement reprise par l'intéressé. Interview réalisée par referenceinnovation.com en octobre 2022.

Une histoire de bourgeonnement

Etymologiquement, l'innovation surgit de l'intérieur (in, en latin) comme le bourgeon de la tige. Dans le Littré, le deuxième sens du mot est d'ailleurs explicitement d'ordre botanique. Il s'agit donc de se renouveler (novare) par le dedans, le mot innovation désignant à la fois le processus et le résultat. L'innovation est le critère, qui, rétrospectivement, permet à l’historien de dire : à cet instant, nous changeons d’époque. L’imprimerie de Gutemberg, la bombe nucléaire, internet… C’est par l’innovation que le présent apparaît vite dépassé. Fait curieux, le saut dans le futur qu’est l’innovation se remarque bien souvent dans le rétroviseur : l’innovation n'est pas toujours consciente d'elle-même.

 

L'innovation donne un avantage décisif à qui la détient, et ce, quel que soit le domaine : de la stratégie militaire à l’économie en passant par les sciences, l’organisation politique, la production industrielle… D’où ces questions qui s'apparentent à la quête d'un Graal : comment innover ? Quelles sont les règles de l’innovation ? Questions vouées à rester sans réponse, car il n'y a pas de recette pour améliorer les recettes : la raison d’être de l’innovation, c’est de produire l’obsolescence non programmée des règles antérieures. Lorsqu’en 1934, le lieutenant-colonel de Gaulle publie Vers une armée de métier et proclame la supériorité de la mobilité des chars sur la puissance de feu de la ligne Maginot, il relègue au passé la stratégie fixiste enseignée dans les écoles, cette stratégie dont il connaissait par cœur toutes les règles. 

 

D’où cette petite conclusion étonnante : détecter l’innovation, c’est repérer la tradition dans laquelle elle s’insère, les formes à partir desquelles on a fait surgir du nouveau. Et il n’est pas dit que l’auteur de l’innovation en soit capable. Parfois, la prise de conscience de l’innovation n’appartient pas au génie, mais à son mécène, son protecteur, son éditeur ou son chef. Une histoire des génies devrait s’intéresser à tous ces gens banals qui ont eu l’humilité et la patience de se mettre au service de l’extraordinaire, pour qu’advienne, à chaque époque, ce qu’elle considérait impossible. 

Voici trois auteurs importants pour aborder le thème de l'innovation : Kant, Nietzsche, Bergson.

Kant et le génie, prophète de la nature

Selon Kant, le génie est inné : il est une manière pour la Nature de poursuivre son œuvre dans l’art. Même en travaillant comme Mozart, tout le monde ne peut pas devenir Mozart, car tout le monde n’a pas ses « dons ». Le génie est bien distingué par Kant de l’imitateur talentueux, de l’artiste banal, quoique souvent le génie ait commencé par imiter pour se former. Rodin par exemple, passait quatorze heures par jour à imiter les grands, avant d’en devenir un lui-même. Le génie n’est pas en mesure de décrire ses règles : la nature les prescrit à travers lui. Si l’on en croit Maurice Merleau-Ponty dans son Cours sur la nature au Collège de France, si l’on considère que la nature est une « puissance d’inventer du visible », puissance de surgissement des formes, alors, il va de soi que le génie artistique (mais pourquoi pas aussi technique, stratégique, politique ?) est le véritable continuateur de son œuvre. 

Nietzsche et la place centrale de l'effort dans le processus d'innovation

Nietzsche insiste sur un autre aspect. Pour lui le génie, c’est du travail. Il suffirait d’être obsédé par sa discipline pour y exceller, en particulier en innovant. Ce n’est peut être pas aussi incompatible que cela avec la théorie de Kant. Car rien n’empêche de voir dans cette obsession, le don même que la nature fait au génie. Selon Nietzsche, une œuvre considérée comme remarquable, exceptionnelle, perd de son lustre lorsqu’on quitte le produit pour s’intéresser à son processus de formation. 

Bergson et l'impossibilité d'anticiper l'innovation

Pour Bergson, on ne peut pas dire aujourd’hui ce que sera le futur plus tard. Interrogé en 1920 à propos de ce que sera la littérature dans les années qui suivent, il répond que s’il le savait, il la ferait. Le possible est logé dans le passé. Le possible n’est pas une direction que prend le présent, mais une direction qu’a pris le présent qui n’est plus. Bergson, sur ce thème, rejoint Kant (ce qui est rare) : avant le génie, la forme qu’il invente n’existe pas. La forme étant le principe d’organisation de la matière, elle existe à partir du moment où on la pense.

Un philosophe au travail

Notes et digressions d'un potache (et conseil en management de l'innovation)

Se renouveler de l'intérieur

Commentaire par referenceinnovation.com

Innover, c'est donc se renouveler de l'intérieur. En entreprise, cet intérieur est celui d'un écosystème. La tendance dite Open innovation en étend les frontières au delà du périmètre historique ou habituel, convoquant des acteurs potentiellement inconnus à co-innover. La notion d'équipe est essentielle. Le phénomène de l'innovateur qui ne se rend pas compte qu'il innove est tout à fait observable, de même que le besoin d'un binôme révélateur pour valoriser l'innovation. Soit on apprend à connaître, soit on découvre ou on redécouvre. Le témoin de l’œuvre de l'innovateur peut la transformer en passage à l’échelle, comme lors de l’expansion du réseau McDonald’s (cf Le fondateur, film réalisé par John Lee Hancock). Ici innover veut dire repérer les potentiels de passage à l'échelle vertueux.

Qu'est-ce qu'un génie ?

Le génie est plus difficile à cerner. Si la valeur n'attend pas le nombre des années (Le Cid, Corneille) dans certaines organisations, mettant sur un piédestal de jeunes professionnels considérés comme surdoués, dans d’autres il faut avoir de l’expérience avant de pouvoir prétendre avoir de l’influence ou de prendre des décisions. Ainsi la règle des 10 000 heures, popularisée par Malcolm Gladwell, qui veut que tout génie reconnu ait passé ce temps-là à approfondir son art (ce qui suppose qu’il ait quelques dispositions pour supporter voire pour appeler de ses vœux une telle abnégation), a fait beaucoup d’émules dans le monde de l’entreprise. Le monde de l'entreprise serait-il nietzschéen ? À ce propos, lire Sociologie d'un génie, par Norbert Elias (analyse de l'émergence du génie de Mozart dans un environnement propice). Mais quel que soit le parcours du génie en entreprise, innover consiste à le reconnaître et à le transformer. Il y a ainsi des binômes célèbres (exemple des frères Wright). Le génie ne se révèle pas tout seul. Il ne sait pas qu’il est un génie, ou en quoi il est un génie.

Une explosion de nouvelles formes

Si pour transformer une innovation en succès, une condition nécessaire est de commencer par la repérer, cela ne suffit pas. Une innovation réussie rencontre un public ou un marché. Elle est le reflet d’une attente. Le Graal consiste à la lire, à l’interpréter et à la faire converger avec un talent. Le talent des Beatles a par exemple parfaitement rencontré cette attente, collectivement en tant que groupe, avant de se déliter dans les années 70 et de produire des carrières solo en demi-teinte. Le film Yesterday de Danny Boyle met en scène un monde qui aurait oublié les Beatles. Seuls quelques privilégiés ont conscience que ce groupe a existé un jour. L'un d'entre eux reprend leur répertoire sur scène, et ça marche : l’attente est toujours présente, l’environnement étant naturellement prêt à recevoir une avalanche de tubes ; soit, en termes philosophiques, une explosion de nouvelles formes, révélées d’abord par les proches de l’interprète, puis par un public-témoin.

Il y a des styles d'innovation, des procédés que l'on peut reconstituer donc imiter. Exemple: le scientifique pétri d'honnêteté intellectuelle qui note une incohérence dans un raisonnement ou dans une série d'observations et qui ne va pas connaître le repos avant d'avoir réexaminé toutes les hypothèses et toutes les étapes une à une, jusqu'à trouver la cause de l'incohérence, laquelle peut devenir un nouveau point de départ de ses investigations). On peut établir une taxonomie des procédés d’innovation : l’innovation est bien un processus qui s’insère dans une tradition en la dépassant. La machine innove aussi: les programmes d’échec exploitant les algorithmes de deep learning trouvent des coups innovants que des siècles d’études humaines n’avaient pas encore révélés. Les chercheurs comme les grands joueurs d’échec tâtonnent, raisonnent, transposent des résultats connus dans une situation à une autre situation mais ne savent pas simuler rapidement un grand nombre de parties pour en déduire les voies les plus prometteuses.

Les futurs contingents d'Aristote

Enfin, dans le travail du consultant en stratégie, la scénarisation a une place importante. Parmi les scénarios étudiés, il y a souvent un scénario dit de continuité : que se passe-t-il si on ne fait rien ? Les autres scénarios sont alors comparés et évalués par rapport à cette référence pour nourrir une décision. Cette démarche s’inscrit bien dans la logique des futurs contingents d’Aristote.

Étude de cas : Michelin en 1896

Étude de cas proposée par referenceinnovation.com

 

Bergson et Nietzsche étaient contemporains d'une innovation particulièrement durable : le pneumatique roulant.

Pile de pneus

Une industrie en rupture

Lu dans l’almanach Hachette de la vie pratique de l’année 1897, à la rubrique Économie domestique :

 

Demande : Je possède une vingtaine de voitures de grande remise, écrit un des plus grands loueurs de voitures d’une grande ville de province. Mes frais d’entretien, de remplacement de ma cavalerie, absorbent presque tout mon bénéfice. Comment pourrais-je atténuer, au moins en partie, les charges qui pèsent si lourdement sur mon exploitation ?

Réponse : C’est un fait bien connu que la majeure partie des dépenses signalées, réparations d’essieux, de ressorts, de lanternes, etc… proviennent des chocs, trépidations, chutes qui détériorent rapidement une voiture de service. Même constatation du côté du cheval, qui « s’use » d’autant plus vite qu’il parcourt une route plus cahotée.

 

La roue en fer jusqu’ici employée procède en effet aux allures vives par bonds successifs, correspondant à chaque saillie du sol à franchir; En réalité, le cheval travaille par démarrages ininterrompus, c’est à dire avec une pratique anormale, fatigue dont le voyageur, balloté et abasourdi, prend sa large part.

 

On a songé, pour remédier à ces défauts de la locomotion ordinaire, à adapter aux véhicules, quels qu’ils soient – voitures à ou sans chevaux, voitures d’ambulance, d’enfants, de malades – des roues à pneus, comme cela se pratique pour la course à bicyclette.

 

Les essais, faits dans les premiers mois de 1896, ont été très concluants. Les frais d’entretien et renouvellement d’une voiture, estimés à 2,60 fr par jour par les compagnies, ont baissé de 50 p 100. L’économie de fatigue du cheval a varié de 1/4 à 1/2 ; un cheval qui dure 3 ans dure, avec des roues à pneus, de 4 à 5 ans. Le voyageur, moins incommodé, et qui va plus vite, est plus disposé à prendre une voiture ; il y a donc augmentation de recette ; on a déjà calculé 3 fr. par jour de supplément.

Ce sont toutes considérations sur lesquelles il est bon de réfléchir mûrement et qu’apprécieront tous ceux qui sont compétents en la matière. Ce sont celles qui ont décidé le grand fabriquant de pneus, M.A. Michelin, 7, rue Gounod, à Paris, à faire exécuter dans ses usines de Clermont-Ferrand les nouveaux pneus pour voitures, montés sur roues, avec jantes en bois ou acier, rayons directs ou tangents, dont le prix n’excède pas, pour une voiture à 4 roues, l’économie faite sur les réparations pendant une seule année.

La voiture à pneus a du reste vite pris sa place dans le monde de la carrosserie. Dès que furent connus les résultats des premiers essais faits par un loueur de Paris, M.A. Michelin reçut, dix jours après, un ordre de 25 trains, soit 100 roues, à livrer grande vitesse. Il est donc très probable que dans un délai très limité, les voyageurs n’auront plus enfin à souffrir des désagréables trépidations, bruit de vitres secouées, cahotements, des voitures roulant sur le sol.

Suivant une expression très exacte, les véhicules munis des roues à pneus Michelin fileront sur le pavé avec autant de calme et de repos qu’un bateau sur l’eau tranquille.

Cette innovation en rupture est un succès grâce à un modèle économique bien compris. Tout y est : le problème exprimé par un acteur économique (futur client), le diagnostic, l’idée, un périmètre d’application étendu (voitures à ou sans chevaux, voitures d’ambulance, d’enfants, de malades), le compte-rendu d’essais concrets, le chiffrage précis des avantages, le rappel récurrent du bien-être du voyageur (grand public, client in fine), l’insistante répétition du mot pneu en italique (le produit, décliné avec ses options), la mise en correspondance convaincante du coût de la solution avec les bénéfices attendus, enfin la petite histoire d’un premier succès commercial spectaculaire, avant la conclusion tout entière dédiée au voyageur – ultime bénéficiaire de l’innovation.

De nos jours, il y a une multitude de pneus potentiels. Pour qu’ils aient la même histoire que le produit de Michelin, il est d’abord nécessaire de savoir brosser un modèle économique aussi convaincant. Un pari ? Nous en faisions au moins trois il y a dix ans :

 

  • D’abord Google mettant toute sa science et sa masse de données relatives aux comportements et aux attentes du client dans un projet d’assurance (encore à l’état de comparateur à l'époque, mais nous gagions que cela irait plus loin). C'est aujourd'hui chose faite (cf article évoquant les avancées de Google et d'autres sur ce marché).

  • Ensuite l’un des robots d’assistance aux personnes âgées développé par des universités et des entreprises japonaises ou allemandes qui réussirait bientôt à proposer un triptyque coût / utilité / acceptabilité en phase avec les attentes d’un marché senior mécaniquement en forte croissance (rien n’est plus puissant que le bulldozer démographique). En voilà un exemple aujourd'hui : cf article présentant un robot d'assistance opérationnel pour personnes âgées (mais pas seulement).

  • Enfin un projet encore inconnu du grand public, porté par une passion débordante, qui n’avait besoin que d’un bon modèle économique bien compris pour décoller … Là, il n'y a que l'embarras du choix.

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